En bref
- L’intégration de l’élimination du carbone (EDC) dans l’EU ETS est indispensable pour atteindre les objectifs de neutralité climatique fixés par l’UE à l’horizon 2050 ; les projections convergent vers un besoin de 550 à 800 MtCO₂/an d’éliminations nettes, soit l’équivalent des émissions annuelles combinées de l’Allemagne et de la Pologne, un volume impossible à mobiliser sans cadre réglementaire clair et incitatif.
- Les travaux de référence ont mis en lumière des risques bien réels à encadrer dès l’origine : impermanence des éliminations non géologiques, effets d’aubaine via des crédits peu chers, affaiblissement du signal-prix, et charge excessive sur les finances publiques.
- Le choix de ne pas intégrer l’EDC dans le système de conformité, ou de retarder son intégration, engendre des risques systémiques tout aussi importants : impossibilité d’atteindre les objectifs climatiques à coût optimal, blocage de l’investissement privé, ralentissement de l’apprentissage technologique, et coûts publics persistants.
- Ces risques sont désormais bien compris et peuvent être efficacement compensés par les dispositifs d’intégration proposés dans la littérature : plafonds d’utilisation d’EDC, équivalences selon la permanence, réserves conditionnelles activées par seuil de prix, obligations d’achat modulées dans le temps, et mise en place d’une Banque du carbone en tant qu’acteur régulateur central.
- L’AFEN défend une trajectoire d’intégration progressive débouchant sur une intégration des crédits d’EDC permanents dans l’EU ETS, de manière technologiquement agnostique mais strictement encadrée par les critères de qualité du CRCF (MRV, permanence, équivalences). Cette intégration doit s’appuyer sur une gouvernance rigoureuse, une articulation claire entre outils de marché et régulation publique (réserves stratégiques, CCfD, Banque du carbone), et être accompagnée dès à présent d’incitations fortes pour soutenir l’industrialisation des solutions et sécuriser l’émergence d’un marché crédible de l’élimination du carbone, stable et compatible avec les équilibres de l’ETS.

Introduction : Pourquoi intégrer l’EDC dans l’EU ETS ? Un impératif scientifique et une attente croissante du marché
L’UE vise la neutralité climatique d’ici 2050, conformément à l’Accord de Paris, ce qui implique d’inclure les émissions négatives dans ses instruments climatiques. Le Conseil scientifique européen (ESABCC) appelle ainsi à intégrer l’élimination du carbone (EDC) dans les mécanismes de marché, notamment l’EU ETS, afin de compenser les émissions résiduelles et d’aligner le prix du carbone sur les trajectoires de neutralité.
Les besoins sont colossaux : le GIEC estime qu’il faudra éliminer entre 5 et 16 GtCO₂/an d’ici 2050, dont 550 à 800 MtCO₂/an pour l’UE (ESABCC et Carbon Gap). Pourtant, moins de 8 MtCO₂ d’EDC permanent ont été certifiés dans le monde en 2024, faute d’incitations fortes. Aujourd’hui, le marché de l’EDC repose sur le marché volontaire, freinant les investissements. Les développeurs et industriels attendent un signal clair : l’intégration dans un marché réglementé.
L’EU ETS, avec 1 380 MtCO₂e d’émissions couvertes, 781 Mds € échangés en 2024 et un prix moyen stable autour de 80 €/tCO2, offre une base robuste pour structurer la demande. L’UE a lancé une consultation en 2025, avec un rapport attendu en 2026. Cette dynamique, soutenue par l’AFEN et ses partenaires comme Carbon Gap, ouvre une fenêtre d’action majeure.
Mais l’intégration de l’EDC soulève des risques : impermanence/réemission, effets d’aubaine, déflation du prix carbone. L’AFEN, qui fédère producteurs, industriels et experts, a participé activement à la consultation pour porter une position commune : urgence d’un cadre de conformité, exigence de robustesse environnementale, et gouvernance rigoureuse.
Cet article vise à expliciter ces enjeux, et à montrer comment les modèles d’intégration analysés dans la littérature scientifique peuvent permettre de structurer une intégration à la fois crédible, durable et économiquement efficace.
1. Pourquoi intégrer l’EDC aux ETS et comment en limiter les risques
Dans notre article précédent, nous présentions pourquoi intégrer l’EDC aux ETS était une nécessité pour permettre un réel développement à ces technologies. Les coûts actuels des technologies d’élimination varient entre 150 et 400 €/t (biochar, BECCS, DACCS), ce qui rend leur déploiement à grande échelle impossible sans un débouché réglementé. L’intégration de crédits d’EDC certifiés CRCF dans l’ETS offrirait un signal prix clair et une visibilité long terme, indispensable pour mobiliser plusieurs dizaines de milliards d’euros d’investissements. Encadrée par le principe like-for-like, elle garantirait que seules les émissions fossiles résiduelles soient neutralisées, excluant toute compensation temporaire. L’ETS deviendrait ainsi non seulement l’outil central de réduction, mais aussi le cadre de valorisation des éliminations permanentes nécessaires à la neutralité climatique en 2050.
L’introduction de l’EDC dans l’EU ETS constitue une étape structurante dans la stratégie climatique européenne. Toutefois, son succès dépendra de sa capacité à préserver l’intégrité environnementale, la crédibilité du marché carbone, et l’efficience économique du système. Plusieurs travaux de référence – notamment Rickels et al. (2022), ICAP (2021 et 2025, le rapport de l’Ecologic Institute (2024), ainsi que le rapport de l’ESABCC (2024) – identifient une série de risques structurels à anticiper dès la conception du cadre d’intégration.
Le tableau ci-dessous synthétise les cinq principaux risques à surveiller, leurs impacts potentiels, et les réponses de politique publique envisagées :
| Risque | Description | Conséquences | Outils de gestion |
| R1 – Impermanence/réemissions | Risque de réémission du carbone stocké (notamment pour les solutions non géologiques) | Perte d’intégrité environnementale | Facteurs d’équivalence, assurances ou buffers permanents |
| R2 – Verrouillage carbone | Prix bas dus à l’entrée de crédits peu chers → désincitation à la réduction directe des émissions | Détérioration du signal-prix et dépendance accrue aux EDC | Intégration conditionnelle, plafonds d’EDC, qualité minimale stricte |
| R3 – Risque fiscal | Coût élevé des technologies en phase initiale → besoin de soutien public massif | Déficits publics, acceptabilité sociale fragilisée | Transfert progressif du financement vers les émetteurs via obligations |
| R4 – Apprentissage technologique insuffisant | Demande instable ou trop faible → frein à la baisse des coûts | Technologies inabouties à l’horizon 2035 | Obligations d’achat, CCfD temporaires, garanties de débouchés |
| R5 – Inefficacité de marché | Multiplication de marchés disjoints ou trop complexes | Coûts climatiques élevés, fragmentation des signaux | Harmonisation progressive, intégration complète à terme |
L’AFEN est pleinement consciente des risques identifiés et milite pour une intégration de l’EDC dans l’EU ETS qui soit à la fois ambitieuse, rigoureuse et évolutive.
Plutôt que de freiner l’intégration, cette cartographie des risques souligne les défis à anticiper pour construire un marché de l’EDC robuste, crédible et pérenne au sein de l’EU ETS. Elle démontre surtout que ne pas intégrer l’EDC comporte des risques tout aussi significatifs : maintien d’une fragmentation des marchés, absence de signal-prix unifié, retard des investissements, et incapacité à atteindre les objectifs climatiques à coût optimal. Ces constats justifient la nécessité de concevoir des trajectoires d’intégration encadrées, capables de compenser les risques identifiés grâce à une combinaison d’outils de régulation, de mécanismes de marché et de garde-fous environnementaux. Les approches varient selon les priorités : certaines mettent l’accent sur l’efficacité économique, d’autres sur la prévisibilité ou l’intégrité environnementale. La section suivante examine ces options en détail, en montrant comment elles peuvent réduire les risques de manière crédible tout en soutenant l’essor d’un véritable marché de l’EDC dans le cadre du système ETS.
2. Quatre grandes options d’intégration : des modèles différenciés pour des compromis assumés
Les quatre grands scénarios d’intégration de l’élimination du carbone (EDC) dans l’EU ETS répondent aux risques identifiés précédemment (impermanence, verrouillage carbone, déficit fiscal, lenteur d’apprentissage, inefficience). Dès 2021, International Carbon Action Partnership (ICAP) a posé les premières bases conceptuelles de quatre modèles d’intégration (A-D). Chaque voie propose une combinaison spécifique d’outils pour les atténuer, comme démontré dans les travaux de Rickels et al. (2024), ICAP (2021 et 2025) et du rapport d’Ecologic (Meyer-Ohlendorf, 2023).

De plus, l’analyse économique de Verbist et al. (2024) permet de comparer le coût total moyen par tonne nette de CO₂ émise (€/tCO₂), et ainsi d’évaluer l’efficience de chaque option de gouvernance. Il ne s’agit pas ici d’une estimation des prix de quotas, mais bien d’un indicateur synthétique des coûts pour atteindre un objectif climatique donné sous différents régimes politiques.
- Option A – Marchés disjoints : Le maintien de l’EDC en dehors de l’EU ETS, soit sans mécanisme de marché soit via des objectifs publics financés par subventions, permet d’éliminer les risques liés à l’impermanence (R1) et au report des efforts de réduction (R4), mais génère une inefficience persistante due à l’absence de signal-prix unifié entre réduction et élimination, tout en transférant intégralement les coûts sur les finances publiques (R3), pour un coût moyen de 400 à 700 €/tCO₂ selon les modalités.
- Option B – Intégration conditionnelle via une Banque du carbone : Ce modèle introduit des crédits EDC dans le système EU ETS uniquement au-delà d’un certain seuil de prix (ex. 300 €/tCO₂), sous pilotage d’une autorité publique qui module l’injection via une réserve stratégique, ce qui permet de contenir les risques d’impermanence (R1), de verrouillage carbone par substitution prématurée (R2), et de déstabilisation du marché, tout en favorisant l’efficience économique (coût net moyen de 365 €/tCO₂).
- Option C – Intégration avec obligations d’achat de crédits EDC : L’introduction d’un mandat d’achat progressif de crédits d’EDC (par exemple, jusqu’à 15 % des émissions brutes par émetteur, notamment via un système spécifique) dans le cadre du marché EU ETS crée une demande garantie favorisant l’apprentissage technologique et la baisse des coûts (R4), répartit la charge économique entre industriels et État (R3), et permet une montée en puissance contrôlée du secteur tout en pouvant être combinée à des instruments de soutien (ex. CCfD), pour un coût initial estimé jusqu’à 440 €/tCO₂ avec un potentiel de réduction.
- Option D – Intégration complète dans l’EU ETS (plafond net) : En rendant les crédits d’EDC pleinement fongibles avec les quotas ETS et en définissant un plafond net (émissions autorisées = émissions brutes – éliminations), ce système maximise l’efficience économique par un signal-prix unique et l’arbitrage optimal entre réduction et élimination, mais expose à des risques élevés d’affaiblissement du prix du carbone (R2), de relâchement des efforts de réduction (R4) et de perte d’intégrité environnementale si des éliminations non permanentes sont admises sans garanties robustes (R1), rendant indispensable la mise en œuvre de critères stricts de permanence, MRV, buffers et équivalences.
Ce panorama montre que les risques peuvent être gérés à travers des combinaisons instrumentales adaptées à chaque stade de maturité du marché. Les modèles les plus hybrides (options B et C) permettent une montée en puissance progressive, tout en assurant une gouvernance crédible et une stabilité des prix.

3. Comment discuter de ces options ?
L’intégration des crédits d’élimination du carbone (EDC) au marché de quotas européen (EU ETS) fait désormais l’objet d’une littérature scientifique à la fois plus étoffée et convergente sur les grandes orientations à suivre. Plusieurs analyses structurantes s’accordent sur un constat central : l’absence d’intégration de l’EDC au marché de conformité compromettrait la capacité de l’UE à atteindre la neutralité climatique de manière économiquement efficiente.
Dans le même temps, ces travaux mettent en garde contre une intégration mal encadrée, en particulier si elle permet l’usage de crédits non permanents ou peu robustes, ce qui risquerait de miner l’intégrité environnementale de l’ETS et de fragiliser son acceptabilité politique à long terme.
Ces options ne sont pas mutuellement exclusives, et une stratégie robuste combine plusieurs outils :
- Le scénario conditionnel propose une réserve centrale de crédits, activée selon un seuil de prix (~300 €/tCO₂), pour amortir les chocs de marché.
- Les scénarios avec obligation d’achat d’EDC accélèrent l’apprentissage technologique tout en limitant l’exposition budgétaire publique.
- Les scénarios avec ajustement d’équivalence assurent la robustesse environnementale en modulant la valeur des crédits en fonction de leur permanence.
Dans tous les cas, un instrument transversal émerge comme clé de voûte institutionnelle : une Banque du carbone européenne, comme proposé par Ecologic, Rickels et al. ou ICAP. Qu’elle serve à piloter une réserve conditionnelle, à garantir des contrats pour la différence (CCfD), ou à centraliser l’achat/revente de crédits, elle facilite la montée en puissance progressive du marché de l’EDC. Son rôle s’avère utile dans presque tous les scénarios.
Enfin, la trajectoire proposée par ICAP articule ces options dans le temps :
- 2025–2035 : intégration partielle via réserve conditionnelle, CCfD, et obligations limitées
- 2035–2040 : renforcement progressif des obligations de conformité sur les émetteurs
- Après 2040 : convergence vers un marché unique, avec ajustement des facteurs de permanence et intégration totale des crédits d’EDC dans l’EU ETS
Conclusion
L’intégration de l’élimination du carbone (EDC) dans l’EU ETS s’impose comme une étape stratégique pour atteindre les objectifs climatiques de l’Union européenne à l’horizon 2050. La littérature scientifique et les institutions consultées convergent pour souligner qu’un système de conformité excluant l’EDC ne permettrait pas de garantir une trajectoire crédible, économiquement efficiente et technologiquement réaliste vers la neutralité.
L’AFEN plaide pour une intégration progressive mais permanente des crédits d’EDC durables dans l’EU ETS, technologiquement agnostique mais conforme aux standards du CRCF, notamment en matière de MRV, permanence et principe d’équivalence (“like for like”), excluant l’usage de crédits temporaires pour compenser des émissions fossiles. Une gouvernance dédiée, telle qu’une agence centrale, sera nécessaire pour piloter l’allocation, la certification et l’équilibre offre-demande tout en préservant l’intégrité du marché carbone.
En parallèle, des mesures complémentaires sont indispensables pour soutenir l’essor du secteur : objectifs différenciés pour réductions, éliminations temporaires et permanentes dans la législation climat ; soutien à l’innovation pour les méthodes à faible TRL ; obligations de neutralité alignées sur la durabilité des crédits ; incitations aux contrats pluriannuels ; et développement équitable des infrastructures de transport et stockage.
À l’échelle européenne, la France progresse plus lentement que plusieurs voisins. Le Royaume‑Uni a déjà publié son modèle économique pour l’EDC (≥ 5 Mt/an d’ici 2030). Le Danemark a attribué un contrat de long terme pour du BECCS (Ørsted à Kalundborg) . La Suède a adopté des enveloppes de plusieurs milliards d’euros pour son industrie de BECCS. Et l’Allemagne, qui vient d’inclure les CDR dans son budget fédéral, engage quelque 476 M€ sur les huit prochaines années, dont environ 111 M€ en 2026 pour des projets de retrait de carbone
L’AFEN s’engagera activement dans le débat européen à venir, afin de défendre une trajectoire d’intégration ambitieuse. Cependant, il revient dès à présent aux pouvoirs publics de définir les bases d’un cadre clair et progressif — gouvernance, calendrier, critères de qualité — tandis que les entreprises doivent se préparer à l’émergence d’un marché robuste de l’élimination du carbone, pilier de la neutralité puis nette négativité d’ici 2050. Comme nous l’annoncions dans notre guide d’achat, si ce signal est important, les entreprises doivent d’elles-mêmes commencer à structurer leurs stratégies d’EDC dès aujourd’hui.
par Raphaël Cario